dimanche 19 avril 2009

XIII

Tétrapode

     Quand même, quand j’y pense, j’aurais eu une belle vie. Ça me fait drôle de dire ça. Enoncé de cette façon, c’est comme si j’avouais qu’à présent ma vie est quelque part derrière moi. Je suis pourtant bien obligé de voir les choses en face. Je me sens encore tout gaillard dans ma tête, mais trop de choses ont changé. A commencer par moi-même… Pas une journée sans que mon genou ne me lance. Je me suis déjà fait opérer de l’autre il y a un an et ça n’a pas été une partie de plaisir. Il m’a fallu six mois pour m’en remettre. Alors celui-là je le laisse traîner mais ça ne pourra pas durer éternellement. Même si l’éternel – ou quoi que ce soit d’autre – n’est plus très loin à présent.
     J’ai l’air triste comme ça mais pourtant j’ai eu une belle vie. Je crois que c’est de mesurer combien elle était belle qui me rend triste. Pas qu’elle soit moche aujourd’hui, bien au contraire. Encore maintenant, beaucoup de gens aimeraient être à ma place, c’est sûr ! Je touche une belle retraite de dentiste et j’ai bien placé tout l’argent que j’ai gagné. Même mes enfants sont tranquilles pour le restant de leur vie.

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dimanche 15 mars 2009

XII

Octobre

     La vieille gare se dresse majestueusement au bord de la Neva, structure complexe de poutres et de barres métalliques, dont les murs et la toiture vitrée diffusent un halo de lumière blanche et brumeuse dans la nuit. Il est une heure du matin. La ville entière est endormie et seuls quelques badauds traînent dans le vieux bâtiment, fuyant l’humidité et la fraîcheur de la rue. Les mendiants en loques tombent de sommeil mais évitent de s’assoir ou de s’allonger, par crainte de croiser l’une des nombreuses patrouilles de sécurité qui arpentent incessamment les quais à toute heure du jour et de la nuit.
     Sur la voie numéro trois, un train somptueux, tout de rouge et de noir, cristallisant à lui seul la puissance et l’élégance incomparables de l’ancien empire, attend avec impatience le signal du départ. Les moteurs chauffent et les caténaires vrombissent. Derrière les fenêtres des wagons, d’épais rideaux de velours rouge, noués en leur centre par de fines cordelettes brun et or, masquent imparfaitement le confort insolent des cabines. Des militaires à l’œil torve, armés de fusils automatiques, en surveillent les accès.

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vendredi 13 février 2009

XI

Amours funestes

Mon amour, au détour des plus belles années,
Moi qui fus emporté par un élan fatal,
Je ne garde de vous qu’un vieux goût de métal
Et le parfum amer de vos roses fanées.

Je contemple à présent ces ardeurs surannées
D’où vous broyiez mon cœur sur votre doux étal :
Fallait-il vous hisser sur ce haut piédestal
Pour endurer les maux de mille âmes damnées ?

Vos yeux froids ont perdu leur eau de diamant,
Ce soupçon de saphir semblable au firmament
Qui me fit succomber, ô ma muse idéale ;

Et pour brouiller l’esprit de votre vieil amant,
Votre pâle paupière occulte savamment
Un œil mort et laiteux aux reflets de l’opale.

K

samedi 31 janvier 2009

X

Morosité

Quand les wagons usés se ferment en grinçant
Et qu’hurle une sirène au timbre métallique,
Un ogre de béton, de son boyau béant,
Avale goulûment la foule antipathique.

C’est un vaste parcours en de noirs souterrains,
Un climat de tombeau sans étoile et sans lune,
Un chaos fracassant d’écrous et de vérins ;
On croirait s’enfoncer dans la fosse commune.

Compagnons rechignés, ô blafards ennemis,
Votre fiel n’a d’égal que votre peau cireuse
Dont les pores puants suintent d’aprioris :

Otez de vos faciès cette moue odieuse !
Mais dans un crissement, se fige le cercueil,
Et la voix décharnée : « arrêt Porte d’Auteuil ! »

K

dimanche 30 novembre 2008

IX

Mercure

Mon cœur feint les contours d’un splendide croissant ;
Il rayonne d’argent, sur une toile obscure,
Et au creux d’une oreille attentive susurre
Son amour infini pour l’astre du Levant ;

Mon cœur berce mon corps d’une douce chaleur
Mais son fard, pâle et blanc, aux teintes effacées,
Ne saurait réchauffer les étoiles glacées,
Désertes et figées sous sa maigre lueur ;

Mon cœur bat lentement, au rythme des marées,
Gorgé d’un sang ourlé de lames diaprées,
Tel un acier trempé de fer et de mercure ;

Mon cœur n’a plus le goût de battre la mesure ;
Il sombre à tout jamais, sous un voile discret,
Et prive l’océan de son terne reflet.

K

VIII

Premiers pas

     Treize heures trente : je suis à la bourre. Je cours à la salle de bain, ma cravate à la main. Je noue le nœud face au miroir. Je m’applique. Mes mains tremblent et je dois m’y reprendre à plusieurs fois. Je sors de ma sacoche un petit comprimé blanc, je le coupe en deux pour limiter l’effet et je l’avale. Je cours à la cuisine, je remplis une petite bouteille d’eau, j’en fous partout. Treize heures trente-huit. Je sors en courant.
     Dehors, il fait trop chaud. C’est un mois d’août pourri, toujours gris. Avec la chaleur et le ciel tellement bas, on a l’impression d’étouffer. Les journées de ce mois d’août sont interminables, tristes, et se ressemblent comme de longs hivers. J’arrive au coin de la rue en même temps que le bus. Il est bondé. Je me serre à l’intérieur. Toutes les fenêtres sont ouvertes mais elles sont minuscules et il fait une chaleur à crever.

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mercredi 8 octobre 2008

VII

Dégénérescence

Sous les pans de béton, j’étendrai mes racines,
Par les sols infestés d’urine et de toxines ;
De l’humus avarié j’extrairai le poison
Suant de mille chairs en décomposition ;

De ma feuille malade à ma branche pendue,
Je filtrerai l’air sal, mais à peine perdue
Et pleurerai le temps du soleil et du vent
Comme les ont connus mes ancêtres d’antan.

Je n’ai plus de couleur, je n’ai plus de parfum,
Moi qui ornai jadis un somptueux jardin,
Je me meurs, lentement, d’une peine inconnue.

J’essuierai les remords, de mon écorce nue,
De l’étrange ruisseau, tout à contre-courant,
Brassant la race humaine en un flot débordant.

K

VI

L'homme abattu

Deux hommes sont assis autour d’un bureau, face à face, dans une grande pièce sombre. Dans la pièce, tout est vieux : le bureau, les chaises, l’armoire… Les livres et les dossiers que cette dernière contient sont aussi fripés et aussi jaunes que le papier peint qui colle à peine aux murs. Plus que tout, les deux hommes sont vieux. En réalité, ils le sont beaucoup moins qu’ils n’en ont l’air, mais ils ont mauvaise mine, et ils ont l’air triste. Le premier homme est très maigre ; l’autre semble particulièrement abattu. Il se tient immobile sur sa chaise, le dos voûté, et il regarde ses mains, qu’il tient posées sur ses cuisses, comme s’il avait peur qu’elles ne fassent quelque chose de grave, quelque chose qu’il n’aurait jamais pensé pouvoir faire.
L’HOMME MAIGRE : Monsieur, dites-moi, qu’est-ce qui vous a poussé à faire ça ?
L’HOMME ABATTU : C’est qu’y avait plus grand-chose à faire, vous savez… De toute ma vie jamais j’aurais pensé que je pourrais en venir à faire une chose pareille. Ça me ressemble pas de faire une chose comme ça.
L’HOMME MAIGRE : Et vous sauriez me dire, à peu près, ce qui vous a poussé à faire cela ?
L’HOMME ABATTU : C’est que c’est pas simple. Moi-même, je le sais pas vraiment. J’avais jamais pensé que je pourrais faire ça. C’était pas prévu.
L’HOMME MAIGRE : Vous comprenez bien que je ne suis pas là pour vous juger, mais pour vous aider, n’est-ce pas ? Et le plus vous m’en direz, le mieux je pourrais vous aider. Est-ce que vous comprenez cela ?
L’HOMME ABATTU : Oui, je comprends.
L’HOMME MAIGRE : Alors ?
L’HOMME ABATTU : C’est pas simple.

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mercredi 1 octobre 2008

V

Poème ridicule

Quand tu t’offres à moi,
Poème ridicule,
Imbu comme les rois
De tes vers majuscules,

Jusqu’à l’écœurement
Avivant les nuances,
Des couleurs, composant
Les plus mièvres alliances,

Je sens se fondre en moi
Un désespoir atroce
Et le masque sournois
D’une rage féroce ;

De ta chair gangrénée
Je dégage l’immonde
Et de tes os broyés
La moelle profonde

Et parfois, des étrons
De ton fade cadavre,
Par miracle naitront
Les plus belles des larves.

Quel plaisir, quelle joie,
Que révéler l’horreur
De ces textes narquois
Débordants de douceur !

K