L'homme abattu
Deux hommes sont assis autour d’un bureau, face à face, dans une grande pièce sombre. Dans la pièce, tout est vieux : le bureau, les chaises, l’armoire… Les livres et les dossiers que cette dernière contient sont aussi fripés et aussi jaunes que le papier peint qui colle à peine aux murs. Plus que tout, les deux hommes sont vieux. En réalité, ils le sont beaucoup moins qu’ils n’en ont l’air, mais ils ont mauvaise mine, et ils ont l’air triste. Le premier homme est très maigre ; l’autre semble particulièrement abattu. Il se tient immobile sur sa chaise, le dos voûté, et il regarde ses mains, qu’il tient posées sur ses cuisses, comme s’il avait peur qu’elles ne fassent quelque chose de grave, quelque chose qu’il n’aurait jamais pensé pouvoir faire.
L’HOMME MAIGRE : Monsieur, dites-moi, qu’est-ce qui vous a poussé à faire ça ?
L’HOMME ABATTU : C’est qu’y avait plus grand-chose à faire, vous savez… De toute ma vie jamais j’aurais pensé que je pourrais en venir à faire une chose pareille. Ça me ressemble pas de faire une chose comme ça.
L’HOMME MAIGRE : Et vous sauriez me dire, à peu près, ce qui vous a poussé à faire cela ?
L’HOMME ABATTU : C’est que c’est pas simple. Moi-même, je le sais pas vraiment. J’avais jamais pensé que je pourrais faire ça. C’était pas prévu.
L’HOMME MAIGRE : Vous comprenez bien que je ne suis pas là pour vous juger, mais pour vous aider, n’est-ce pas ? Et le plus vous m’en direz, le mieux je pourrais vous aider. Est-ce que vous comprenez cela ?
L’HOMME ABATTU : Oui, je comprends.
L’HOMME MAIGRE : Alors ?
L’HOMME ABATTU : C’est pas simple.
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L’homme maigre pousse un long soupir. Il quitte sa chaise et traverse la grande pièce jusqu’à l’armoire. Il ouvre un tiroir qui contient des fiches classées par ordre alphabétique. Il se penche au-dessus d’elles et les consulte une à une, dans un bruissement de feuilles. Au bout d’un moment, il trouve ce qu’il était venu chercher. Sans bruit, il referme le tiroir et retourne s’assoir à sa place.
L’HOMME MAIGRE : Ce que je vous propose, c’est de commencer par le début. Le tout début, s’il le faut. Cela nous permettra peut-être de mettre le doigt sur certaines choses qui nous auraient échappées.
L’HOMME ABATTU : Vous croyez que ça va servir ? Je veux dire, de reprendre depuis le début ?
L’HOMME MAIGRE : Nous allons faire en sorte. Vous êtes né à Chauray, en mille neuf-cent cinquante-cinq, le quatre juillet, c’est bien ça ?
L’HOMME ABATTU : C’est ça…
L’HOMME MAIGRE : Vous avez grandi auprès de vos parents et de vos deux jeunes frères, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, c’est exact ?
L’HOMME ABATTU : C’est exact…
L’HOMME MAIGRE : Âge auquel vous avez obtenu votre baccalauréat littéraire. Littéraire ?
L’HOMME ABATTU : Oui.
L’HOMME MAIGRE : Vous aimez la littérature ?
L’HOMME ABATTU : Non. Enfin… Je lis des conneries, des fois… Surtout des magazines.
L’HOMME MAIGRE : Vous préférez l’informatique, alors ?
L’HOMME ABATTU : Non, pas vraiment…
L’HOMME MAIGRE : Vous n’aimez ni la littérature, ni l’informatique, mais vous avez obtenu un bac littéraire et vous avez passé les… attendez… vingt dernières années de votre cursus professionnel à travailler dans l’informatique, c’est bien ça ?
L’HOMME ABATTU : C’est bien ça.
L’homme maigre retire ses lunettes et les pose sur le bureau. Il se frotte les yeux, puis rechausse ses lunettes et observe l’homme assis en face de lui.
L’HOMME MAIGRE : Vous allez devoir m’aider un peu plus, Alain. Je peux vous appeler par votre prénom ?
L’HOMME ABATTU : Si vous voulez.
L’HOMME MAIGRE : Alain, pour commencer, qu’est-ce qui vous a motivé à préparer un baccalauréat littéraire si vous n’aimez pas la littérature ?
L’HOMME ABATTU : C’est mon père qui m’a motivé.
L’HOMME MAIGRE : Votre père ?
L’HOMME ABATTU : Mon père, il a jamais fait d’études, alors il voulait absolument que j’aie le bac, n’importe lequel, par tous les moyens.
L’HOMME MAIGRE : C’est plutôt louable, de la part de votre père…
L’HOMME ABATTU : Oui, sauf que le bac littéraire, à l’époque, c’était là qu’ils mettaient les bon-à-riens, ceux qu’étaient pas capables d’avoir un bac normal. Mon père, il me répétait sans cesse que c’était le seul bac que je pouvais espérer avoir. C’est comme ça que je l’ai eu, mon bac.
L’HOMME MAIGRE : Je vois. Et après votre bac, dites-moi, qu’est-ce que vous avez fait ?
L’HOMME ABATTU : Ben, à cette époque là, y’avait pas beaucoup d’emploi. Et puis moi je savais pas trop quoi faire. J’ai fait quelques mois de chômage et j’ai cherché des petits boulots à droite à gauche.
L’HOMME MAIGRE : C’est ce que je peux lire sur votre CV, là, tout en bas ? Mille neuf-cent soixante quinze, société Frères LUD…
L’HOMME ABATTU : Ah non, non, ça, c’était après. Non, ces petits boulots dont je vous parle, ils étaient tellement nuls que je les ai même pas mis dans mon CV.
L’HOMME MAIGRE : Nuls ?
L’HOMME ABATTU : C’était de l’intérim, vous savez. J’allais d’entreprise en entreprise, là où y avait un petit coup de pouce à donner. J’étais payé au lance-pierre, quoi.
L’HOMME MAIGRE : Mais c’était quoi, comme genre de coup de pouce ?
L’HOMME ABATTU : De la manutention. Lever des sacs, porter des sacs, poser des sacs. Pareil avec des caisses. Ce genre de choses.
L’HOMME MAIGRE : D’accord. Et après ?
L’HOMME ABATTU : Après, j’ai réussi à obtenir un ou deux CDD, pas très longs, dans des boîtes par où j’étais déjà passé, et c’est comme ça que j’ai fini par me faire embaucher à la FACIM. Ça s’est fait tout seul. D’abord de l’intérim, après un CDD et pour finir, ils m’ont proposé un CDI.
L’HOMME MAIGRE : Vous leur aviez demandé, vous, de vous prendre en CDI ?
L’HOMME ABATTU : Non, non, c’est eux qui m’ont proposé.
L’HOMME MAIGRE : Ça ne vous disait rien, c’est pour ça que vous ne leur avez pas demandé de vous prendre en CDI ?
L’HOMME ABATTU : Non, ça me disait bien, mais c’est eux qui m’ont proposé, alors… voila et après, moi, j’ai accepté et c’est comme ça que je suis rentré à la FACIM.
L’HOMME MAIGRE : Et s’ils ne vous avaient jamais proposé de vous prendre en CDI, vous auriez fait quoi ?
L’HOMME ABATTU : Ben, ils m’ont proposé, alors…
L’HOMME MAIGRE : Alors vous avez accepté et c’est comme ça que vous êtes rentrés à la FACIM. Je vois.
L’homme maigre tire une feuille du dossier posé devant lui, saisit un stylo qui traine sur son bureau et commence à écrire.
L’HOMME ABATTU : Vous avez quelque chose ?
L’HOMME MAIGRE : Peut-être, mais n’y pensez pas. Nous en parlerons plus tard. Eventuellement.
Silence. L’homme maigre écrit lentement, avachi sur son bureau. Dans la grande pièce vide, on n’entend plus que le frottement lent et saccadé du stylo contre le papier. Soudain, l’homme maigre lève la tête et demande :
L’HOMME MAIGRE : Alain, dites-moi, vous avez une passion ?
L’HOMME ABATTU : j’aime bien le tennis.
L’HOMME MAIGRE : Vraiment ?
L’HOMME ABATTU : Oui, je regarde souvent les matchs. Enfin, je regardais. J’ai raté la finale de Roland Garros, cette année. Vous l’avez vue ?
L’HOMME MAIGRE : Oui, mais… Attendez, ce n’est pas le sujet. Vous regardez le tennis à la télé, c’est cela, votre passion ?
L’HOMME ABATTU : Non, je joue aussi.
L’HOMME MAIGRE : Pourquoi vous ne me l’avez pas dit ? Vous jouez comment, vous êtes classé ?
L’HOMME ABATTU : Je suis quinze-quatre. Enfin, j’étais.
L’HOMME MAIGRE : C’est un bon classement, non ?
L’HOMME ABATTU : Bof.
L’HOMME MAIGRE : Vous jouez souvent, alors ?
L’HOMME ABATTU : Plusieurs fois par semaine.
L’HOMME MAIGRE : Très bien. Et à part le tennis ?
L’HOMME ABATTU : Je suis aussi vice-président du club.
L’HOMME MAIGRE : Vous êtes vice-président ? De quel club ?
L’HOMME ABATTU : Du club de tennis où je joue. Avant, j’étais président, mais ça me prenait du temps et je pouvais jamais jouer tranquille. Y’avait toujours quelqu’un pour venir m’embêter quand je jouais.
L’HOMME MAIGRE : Vous avez été président de votre club de tennis ? Mais pourquoi vous n’avez pas commencé par là quand je vous ai posé la question, à propos de vos passions ?
L’HOMME ABATTU : Je pensais pas que ça vous intéresserait. Moi-même, ça m’intéresse pas particulièrement d’être président de mon club. Ça s’est fait comme ça, et puis de toute façon je préfère voir les matchs à la télé.
L’homme maigre pose son stylo et scrute son interlocuteur avec attention. Celui-ci baisse toujours les yeux. Dans la pièce, rien ne bouge. Il fait de plus en plus sombre. La fenêtre, en hauteur, laisse à peine pénétrer un rai de lumière pâle qui vient mourir sur le bureau.
L’HOMME MAIGRE : Pourquoi regardez-vous vos mains, Alain ?
L’HOMME ABATTU : Je sais pas, moi…
L’HOMME MAIGRE : Elles vous ont bien aidé, ces mains, tout au long de votre vie, n’est-ce pas ?
L’HOMME ABATTU : C’est sûr qu’elles m’ont rendu des services. J’aurais du mal à m’en séparer…
L’HOMME MAIGRE : A la FACIM, vous avez commencé par faire de la manutention, au service livraison, c’est ça ?
L’HOMME ABATTU : C’est ça.
L’HOMME MAIGRE : Ensuite, vous avez évolué vers d’autres postes, jusqu’à ce qu’on vous propose une place dans le département informatique. Ou peut-être avez-vous demandé à y être muté ?
L’HOMME ABATTU : Non, non, c’est eux qui m’ont proposé. A cette époque, ça marchait bien, l’informatique.
L’HOMME MAIGRE : Et depuis, on ne vous a jamais proposé d’évoluer vers d’autres fonctions ?
L’HOMME ABATTU : Si, un peu. C'est-à-dire qu’au commencement j’étais opérateur, et après ça s’est appelé technicien, puis préparateur. Maintenant, ils appellent ça analyste. Mais c’est tout pareil.
L’HOMME MAIGRE : Est-ce que ça signifie que depuis vingt ans, vous faites exactement la même chose ?
L’HOMME ABATTU : Ben… Je suppose que oui. Pour être honnête, j’y ai jamais vraiment fait attention.
L’homme maigre pousse un long soupir.
L’HOMME MAIGRE : Alain, dites-moi, ces questions que je vous pose, sur vos passions, sur votre expérience, on vous les a déjà posées lors de vos entretiens d’embauche ?
L’HOMME ABATTU : Oui, je crois…
L’HOMME MAIGRE : Et vous avez répondu la même chose ? La même chose que ce que vous m’avez répondu, à moi ?
L’HOMME ABATTU : Je crois…
L’HOMME MAIGRE : Vous réalisez que le monde a changé, en trente ans ?
L’HOMME ABATTU : Oui, c’est sûr.
L’HOMME MAIGRE : Qu’est-ce que vous pensez de votre situation actuelle, du fait qu’on vous ait licencié : ça vous fait quoi ?
L’HOMME ABATTU : C’est pas juste.
L’homme maigre paraît surpris et se penche en avant.
L’HOMME MAIGRE : Vraiment ? Pourquoi ?
L’HOMME ABATTU : Parce que c’est pas de notre faute, à mes collègues et à moi, si la boîte s’est plantée.
L’HOMME MAIGRE : Mais vos anciens collègues, ils ont déjà retrouvé du travail, pour la plupart, non ?
L’HOMME ABATTU (sans bouger, sans la moindre expression sur le visage, comme s’il répétait un vieux texte appris par cœur) : Ça change rien au fait que c’est pas notre faute. C’est la faute aux patrons. On en a eu plein, des patrons. Tous, ils ont fait n’importe quoi et après ils sont partis avec des parachutes. C’est eux qui ont fait couler notre boîte. Nous, on a fait que ce qu’on nous demandait, rien de plus, et maintenant c’est nous qui payons les pots cassés.
L’HOMME MAIGRE : Vous n’êtes pas syndicaliste ?
L’HOMME ABATTU : Non.
L’HOMME MAIGRE : Pourquoi ? Cela vous aurait permis de défendre vos opinions.
L’HOMME ABATTU : Je sais pas. Ça sert à rien de toute façon.
L’HOMME MAIGRE : Ça ne sert à rien de défendre ses opinions ?
L’homme abattu ne répond plus. L’homme maigre le scrute longuement puis, soudain, il semble avoir une idée.
L’HOMME MAIGRE : Si je vous attaquais, maintenant, avec un vieux livre ou… mieux : avec un couteau que j’aurais caché sous mon bureau, qu’est-ce que vous feriez ?
L’HOMME ABATTU : Pourquoi vous m’attaqueriez ? Je vous ai rien fait.
L’HOMME MAIGRE : C’est juste une supposition. Alors, vous feriez quoi ?
L’HOMME ABATTU : Je ne crois pas que vous m’attaqueriez. Vous voulez m’aider, vous l’avez dit vous-même. Ça colle pas.
Brusquement, l’homme maigre saisit le stylo posé devant lui, poing fermé, à la façon dont on serre un poignard, pousse un hurlement et se rue sur le bureau en levant son bras pour frapper. Face à lui, l’homme abattu ne bronche pas. Il regarde toujours ses mains. Le cri de l’homme maigre résonne longtemps dans la pièce, puis s’évanouit tout à fait pour rendre sa place au silence. L’homme maigre se tient immobile, à genoux sur le bureau, le bras en l’air. Le rai de lumière tombante traverse son visage. Après un long moment, il redescend du bureau et s’adresse à l’homme abattu :
L’HOMME MAIGRE : J’ai peur de ne pas pouvoir faire grand-chose pour vous. En tout cas, pas tant que vous serez dans cet état. Je suis désolé. Vous avez déjà rencontré des psychologues, ou des psychothérapeutes ?
L’HOMME ABATTU : Oui.
L’HOMME MAIGRE : Qu’est-ce qu’ils vous ont dit ?
L’HOMME ABATTU : Ils m’ont conseillé de venir vous voir, pour que vous m’aidiez à trouver un travail.
L’HOMME MAIGRE : Ce n’est pas comme cela que ça marche.
L’HOMME ABATTU : Ils m’ont dit que mon problème, c’est que je n’avais pas de travail.
L’HOMME MAIGRE : Ce sont des imbéciles. Je vais vous donner les coordonnées d’un psychothérapeute que je connais bien. Si vous voulez du travail, il faudra commencer par là.
L’HOMME ABATTU : Mais pourtant je suis pas malade ?
L’HOMME MAIGRE : Non, vous n’êtes pas malade. Vous avez simplement besoin d’un peu d’aide de la part de la personne appropriée et cette personne, pour le moment, ce n’est pas moi. Vous irez ?
L’HOMME ABATTU : Si vous voulez.
L’HOMME MAIGRE : Je n’en attendais pas moins de vous.
L’homme maigre recule son siège et ouvre le tiroir de son bureau. Il fouille dans un tas de papiers, duquel il finit par extirper une petite carte de visite qu’il tend à l’homme abattu. D’un geste lent, celui-ci lève la main, saisit la carte et la dépose sur ses cuisses, là où son regard est déjà posé.
L’HOMME ABATTU : Merci.
L’HOMME MAIGRE : Non, non, ne me remerciez pas. Il est l’heure d’y aller, à présent. Je vous appellerai bientôt pour avoir de vos nouvelles. Prenez rendez-vous rapidement.
L’homme maigre se dirige lentement vers la sortie et ouvre la porte. Il paraît terriblement vieux. L’homme abattu quitte la pièce. L’homme maigre referme la porte et reste un instant sans rien dire. Enfin, il déclame en secouant légèrement la tête, comme s’il se parlait à lui-même :
L’HOMME MAIGRE : Voila un homme qui n’a jamais fait que ce que l’on attendait de lui, ni plus, ni moins. L’unique décision dont il eût jamais le courage fut celle de se donner la mort. Mais cet acte, le seul qu’il aurait pu accomplir de sa propre initiative, il l’avait manqué, misérablement. Comment aurait-il pu en être autrement ?
K
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