Octobre
La vieille gare se dresse majestueusement au bord de la Neva, structure complexe de poutres et de barres métalliques, dont les murs et la toiture vitrée diffusent un halo de lumière blanche et brumeuse dans la nuit. Il est une heure du matin. La ville entière est endormie et seuls quelques badauds traînent dans le vieux bâtiment, fuyant l’humidité et la fraîcheur de la rue. Les mendiants en loques tombent de sommeil mais évitent de s’assoir ou de s’allonger, par crainte de croiser l’une des nombreuses patrouilles de sécurité qui arpentent incessamment les quais à toute heure du jour et de la nuit.
Sur la voie numéro trois, un train somptueux, tout de rouge et de noir, cristallisant à lui seul la puissance et l’élégance incomparables de l’ancien empire, attend avec impatience le signal du départ. Les moteurs chauffent et les caténaires vrombissent. Derrière les fenêtres des wagons, d’épais rideaux de velours rouge, noués en leur centre par de fines cordelettes brun et or, masquent imparfaitement le confort insolent des cabines. Des militaires à l’œil torve, armés de fusils automatiques, en surveillent les accès.
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Cela va faire vingt ans, jour pour jour, que j’ai été forcé de quitter mon pays. Durant quelques années, j’y ai exercé la profession de photographe et de journaliste. J’ai connu une réussite fulgurante et sans saveur au sein du journal, puis j’ai voulu porter un regard nouveau sur la politique. Je me croyais brave et courageux. J’étais bête et naïf. J’ai eu droit à deux sommations du parti. Et puis, un soir, ils ont pris ma femme.
Kira et moi, nous nous sommes connus à l’école des arts de Moscou. Une fille rayonnante, belle et joyeuse, un doux parfum de pêche au bout des lèvres. Tout était allé très vite entre nous, comme si nous avions pressenti, malgré notre jeune âge, que rien au monde n’était plus éphémère qu’un soupçon de bonheur véritable sous l’ère du régime soviétique.
Le train est vide. J’en profite pour m’installer confortablement dans un compartiment inoccupé. Je dépose mon sac et mon bouquet de fleurs, sur les draps blancs, avec délicatesse. Depuis ma couchette, je pose mon regard à l’extérieur et j’essaie de mieux cerner ce qui a changé. C’est difficile. Dans cette gare, à cette heure de la nuit où le temps semble s’être arrêté, j’ai l’impression de redevenir le jeune étudiant que j’étais. Un gamin au regard emplit de rêves. Ce voyage, je l’ai déjà entreprit plus de cent fois. C’était il y a plus de vingt ans. J’étais parti étudier pendant toute une année au sein de la ville de Lénine. Kira attendait mon retour, chaque fin de semaine, à Moscou. En un sens, Kira m’attends encore cette fois, mais du fond de sa tombe.
La locomotive s’élance. La gare disparaît dans la nuit. La ville aussi. Noir. Je place mes mains sur les bords de mon visage et me colle à la fenêtre. Je vois défiler des ombres. J’essaie de deviner la campagne, morte, gelée, pétrifiée. Très vite, il n’y a plus rien à voir. Il n’y a plus que le train et puis moi, bien sûr. Un homme seul égaré dans la nuit.
Plus tôt dans la soirée, à la gare de Saint-Pétersbourg, j’ai craqué sur une flasque de Moskovkaya osobiennaya. Je sors la petite bouteille de vodka et j’observe la fameuse étiquette qui, depuis plus d’un demi-siècle, n’a jamais changé. Je contemple le Kremlin. Je sirote un tantinet, comme au bon vieux temps.
L’intérieur du wagon semble neuf. Les décorations, le bois du sommier, la lampe et les rideaux, tout a été refait, dans les moindres détails, identiquement à l’origine. Un sentiment de mélancolie teinté d’amertume s’empare peu à peu de mon esprit tandis que j’explore du regard la cabine, que je redécouvre les ampoules rondes vissées au plafond, les pieds sculptés de la tablette en bois, le motif emblématique du tissu fixé à la cloison… Chaque détail me rappelle un voyage, une anecdote, des retrouvailles. Chaque détail me rappelle Kira. J’ai vécu cent nuits sur cette ligne de chemin de fer, dans ce train, dans ce wagon, dans ce compartiment peut-être… Alors, avec fébrilité, je me lance à la recherche d’une trace, d’un indice, quelque chose, n’importe quoi qui puisse témoigner de ma présence passée en ce lieu : griffure, rayure, déchirure… Je cherche au fond de ma mémoire et mes doigts explorent la pièce encore et encore mais ne trouvent rien. Les couchettes sont toutes identiques, les wagons sont tous identiques, les trains sont tous identiques et moi, je suis un jeune homme égaré dans la nuit.
Un vieux monsieur frappe à la porte. Je sursaute. J’aperçois son visage enflé à travers la vitre. Il porte une vieille casquette de cheminot soviétique vert sombre bordée de rouge, marquée d’une grosse étoile d’argent au milieu du front. Je cherche mon billet et le trouve finalement au fond de mon sac. Quand je relève la tête, le vieil ivrogne n’est plus là. Je sors, je parcours le wagon en long et en large. Il a disparu. Tous les compartiments sont vides.
Je sais que j’ai trop de souvenirs enfouis dans ma mémoire pour pouvoir m’endormir. Ce soir, je les sens ressurgir, remonter un à un à la surface. J’éteins les lumières et je m’installe sur la couchette, face à la vitre, adossé à la cloison qui sépare la pièce du couloir. Je ferme les yeux et j’écoute le roulement lancinant du train. Je pense à Kira. Je lui ai apporté des fleurs. Celles qu’elle préfère. Je la connais par cœur. Je rouvre les yeux et j’aperçois des ombres dans la nuit noire, flottant dans l’obscurité, des silhouettes vaguement humaines et aussi des visages morts et oubliés depuis trop longtemps. J’entends chuchoter à côté de moi, quelque part, dans la cabine à côté. Les voix et les images s’élèvent, s’allongent, se recouvrent et se mélangent. Je suis un jeune homme de vingt ans égaré dans la nuit.
Le jour se lève à l’horizon et je pense à Kira. Je me perds dans ses yeux et je respire son odeur, tendre et parfumée. Je souris. Le train s’éveille. J’entends les cloisons grincer, le plancher craquer. Des bruits de pas, partout. Des voix d’hommes, de femmes et des rires d’enfants. Le soleil du matin entre par la fenêtre. Ma ville natale s’étend sous mes yeux. Je récupère mon sac et quitte ma cabine, je me faufile dans le couloir, jusqu’à la porte du wagon. Devant les couchettes, les retardataires rangent leurs affaires, se rhabillent à toute allure. Les enfants jouent et rient bruyamment. Une jolie jeune femme me lance un sourire. Je l’ai déjà vue, quelque part, j’en suis convaincu, mais je ne parviens pas à me rappeler son nom. Elle a remarqué le grand bouquet de fleurs que je serre jalousement contre ma poitrine. Elle me trouve romantique et charmant. Moi je pense à Kira. Je parcours du regard la foule amassée sur le quai, tandis que le train rouge et noir ralentit. Je descends le premier. Je lève le bouquet de fleurs afin qu’elle me reconnaisse, comme chaque fois.
La journée est passée. Moscou s’endort. La grande gare de la ville est déserte. Un homme seul erre sans fin sur le quai qui dessert les trains prestigieux de la ligne d’Octobre, en provenance de Saint-Pétersbourg, un bouquet de roses rouges à la main. Un homme égaré dans la nuit depuis plus de vingt ans.
K
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